LOYAUTE DE LA PREUVE : UN ASSOUPLISSEMENT DANS SON OBTENTION… MAIS PAS DANS SA PRESENTATION AU JUGE EN MATIERE DE PROPRIETE INTELLECTUELLE

Type

Veille juridique

Date de publication

12 juin 2024

La loyauté de la preuve a récemment suscité une vive actualité à la suite de deux arrêts rendus le 22 décembre 2023 par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière. Celle-ci autorise désormais, après un contrôle de proportionnalité, la production de preuves obtenues déloyalement. Pourtant, en matière de propriété intellectuelle, c’est davantage vers un renforcement de la loyauté des débats que tendent les juges, ce qui n’est pas nécessairement contradictoire.

Le principe de loyauté de la preuve est consacré à l’article 9 du Code de procédure civile qui prévoit que chacun doit prouver ses prétentions « conformément à la loi ».

Il s’en déduisait selon les tribunaux une exigence de loyauté dans l’obtention de la preuve qui devait conduire à déclarer irrecevables les preuves obtenues déloyalement. Par exemple, l’enregistrement d’une conversation à l’insu d’une personne a pu être considéré comme un procédé probatoire déloyal et particulièrement attentatoire au droit au respect de sa vie privée[1].

Dans deux arrêts particulièrement motivés, la Cour de cassation considère désormais qu’« il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats »[2].

Selon la Cour, ce revirement a pour objectif de ne pas « priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits » et se fonde sur le principe d’égalité des armes durant le procès.

Si la déloyauté entre les parties dans l’obtention de la preuve semble désormais admise (1.), la loyauté reste bien obligatoire dans sa présentation au Juge, tout particulièrement en matière de propriété intellectuelle (2.).

1. L’admission de la déloyauté entre les parties dans l’obtention de la preuve

En matière pénale, la déloyauté de la preuve au profit des parties est admise depuis de nombreuses années par les tribunaux. Une jurisprudence constante et ancienne admet toutes preuves produites par les justiciables, quand bien même elles seraient obtenues de manière illicite ou déloyale[3]. Les juges font ici primer les droits de la défense afin d’assurer la manifestation de la vérité. Ce droit à la « déloyauté » ne bénéficie toutefois qu’aux justiciables et non aux agents de l’autorité publique qui restent soumis à une obligation de loyauté[4].

Une conséquence directe de cette différence d’approche entre les matières civile et pénale quant à l’appréciation du droit à la preuve était de conduire les justiciables à privilégier la voie pénale plutôt que la voie civile afin de bénéficier d’un régime probatoire plus favorable.

Un même fait pouvant dans certains cas revêtir une qualification pénale ou civile, le demandeur pouvait ainsi faire en sorte de sélectionner celle lui étant le plus favorable, un peu à la manière du « forum shopping ». A titre d’exemple, la reproduction illicite d’une marque peut donner lieu à une action devant le Tribunal judiciaire, mais également au dépôt d’une plainte pénale sur le fondement de l’article L716-9 du Code de la propriété intellectuelle prévoyant 4 ans d’emprisonnement et 400.000 euros d’amande.

C’est ce « risque que la voie pénale permette de contourner le régime plus restrictif des preuves en matière civile » qui a, au moins pour partie, conduit la Cour de cassation à son revirement dans ses deux arrêts de décembre 2023.

Dorénavant, des preuves considérées comme déloyales en raison de leur mode d’obtention par une partie envers l’autre pourront être admises devant le juge, sous réserve que leur production soit « indispensable à l’exercice [du droit à la preuve] et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

En l’espèce, la Cour de cassation a notamment admis dans un des deux arrêts de 2023 la production d’enregistrement clandestin d’une personne à l’occasion d’un entretien.

Cette solution orientera certes la jurisprudence à venir, mais doit être confrontée à d’autres jurisprudences récentes qui traitent également de loyauté.

2. La loyauté à l’égard du juge en propriété intellectuelle

La question de la loyauté dans l’obtention de la preuve doit bien être distinguée de l’obligation de loyauté vis-à-vis du juge dans la présentation des faits. Cette présentation loyale est particulièrement débattue en matière de propriété intellectuelle où la preuve est régulièrement au centre des débats, notamment du fait de l’existence de dispositions légales spécifiques.

A cet égard, l’article 3 de la Directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle prévoit expressément que « les mesures, procédures et réparations doivent être loyales et équitables ».

Les juges se montrent ainsi particulièrement vigilants à la présentation des faits qui leur est faite par le demandeur, visant régulièrement dans leurs décisions[5] la Directive 2004/48, ainsi que l’article 10 du Code civil dont ils déduisent une obligation pour les parties de produire les éléments en leur possession susceptibles d’influer leur opinion[6].

C’est notamment à l’occasion de requête aux fins de saisie-contrefaçon que la loyauté vis-à-vis du juge est le plus souvent évoquée, la Cour de cassation retenant que « le requérant à une mesure de saisie-contrefaçon doit faire preuve de loyauté dans l’exposé des faits au soutien de sa requête en saisie-contrefaçon »[7]. Plus concrètement, cette loyauté se manifeste par l’obligation de communiquer au juge les éventuels titres de propriété intellectuelle détenus par la partie adverse, ainsi que les décisions pertinentes rendues par les offices de propriété intellectuelle.

Un autre domaine dans lequel la loyauté est régulièrement invoquée est la réalisation de constat d’achat par un tiers. Dans un arrêt du 25 janvier 2017, la Cour de cassation avait mis fin à une pratique habituelle consistant à faire constater un achat dans un magasin en présence d’un huissier en recourant à un élève-avocat qui travaillait au sein du cabinet du demandeur[8]. Elle se fondait pour cela notamment sur le même article 9 du Code civil et sur le principe de loyauté de la preuve. Certains arrêts récents s’attachent toujours à rechercher s’il existe un « stratagème ou procédé déloyal » pour apprécier la validité du constat et à vérifier l’identité du tiers pour s’assurer de son indépendance[9].

On peut à cet égard s’interroger si les deux arrêts rendus en assemblée plénière en 2023 ne remettent pas en cause cette exigence d’un constat fait par un tiers indépendant dès lors que l’exigence de loyauté de la preuve, qui concerne ici bien son obtention et non sa présentation au juge, n’est plus requise.  Cela étant, eu égard aux exigences particulières de loyauté dans le domaine de propriété intellectuelle, il est probable que cette pratique perdura par mesure de prudence.


[1] Cass. 2e civ., 7 oct. 2004, n° 03-12.653

[2] Cass. Ass. Plén., 22 décembre 2023, 20-20.648 et 21-11.330

[3] Cass. Crim. 15 juin 1993, n°92-82.509

[4] Cass. ass. plén., 9 déc. 2019, n° 18-86.767

[5] Par ex. TJ Paris, 3e ch. 2e sect., 9 févr. 2024, n° 23/10348 ; Cass. Com. 6 décembre 2023, n° 22-11.071

[6] Cass. Com. 6 décembre 2023, n° 22-11.071,

[7] TJ Paris, 3e ch. 2e sect., 2 févr. 2024, n° 23/12720

[8] Civ. 1., 25 janvier 2017, 15-25.210

[9] CA Paris, pôle 5 ch. 1, 8 mars 2023, n° 21/09769.

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